Comptes rendus des Entretiens de Robinson 2020

Compte rendu de la conférence de Jacques Testart

« Le transhumanisme comme aboutissement du progrès technoscientifique »

Dimanche 19 janvier 2020

Jacques Testart nous a offert une critique richement documentée sur cette entreprise technoscientifique appelée « transhumanisme », qui vise à fabriquer un « homme augmenté ». Enracinée dans nos rêves infantiles de toute-puissance et d’immortalité, cette invention est en réalité un nouveau nom de l’eugénisme, une pratique immémoriale mais un mot abominé depuis que les nazis y ont trouvé prétexte à crimes de masse et génocide (les chambres à gaz ont servi dès 1934 à éliminer les malades mentaux). Elle est née d’une part des progrès médicaux accélérés à partir des années 60, d’autre part des libertaires « New Age » de la Silicon Valley, qui misaient sur l’informatique pour tisser un réseau de libertés planétaire, mais sont récupérés aujourd’hui par les GAFA et le mouvement « libertarien », une extrême droite montante aux USA (refus de toute assistance aux « bouches inutiles », etc.). La concurrence désormais de l’Europe et de la Chine accélère une folle course aux investissements en la matière. Le concept d’« innovation » permet de faire consensus, de contourner les résistances du public et notamment le principe de précaution pourtant inscrit en 2005 dans la Constitution française.

Il faut sonner l’alarme. Une confusion s’insinue entre la médecine, qui répare le corps, et le transhumanisme, qui veut en augmenter les performances, et c’est en toute innocence que nous acceptons notre instrumentalisation progressive : auto-quantification de nos fonctions biologiques, implants d’organes artificiels ou d’électrodes, « thérapies » géniques — en réalité la génétique sert surtout aux enquêtes policières, au tri des embryons et à la promotion de promesses irresponsables autant qu’absurdes de longévité voire d’« amortalité » (E. Morin) — y compris pour l’augmentation du QI, voire la résistance au changement climatique, alors même qu’on voit le QI moyen et l’espérance de vie diminuer tandis que montent en flèche les maladies chroniques !

Or nous assistons à l’effondrement du vivant : qu’à cela ne tienne, la folie humaine prétend transformer l’homme en machine, inventant des prothèses et créant des cyborgs, dont les téléphones portables généralisés aux mains de nos enfants ne sont que des avant-coureurs. On oublie totalement que l’homme dépend de son environnement humain, social et naturel. On ne fait plus la différence entre l’inerte et le vivant, l’humain et l’animal (on crée des « chimères » en associant des cellules provenant d’espèces différentes…), le masculin et le féminin. Sous prétexte de darwinisme la science fabrique délibérément, à tous les niveaux du vivant, selon des critères d’utilité et surtout de rentabilité immédiates, des mutations qui seront irréversibles, alors que les mutations dans la sage nature, certes continues, procèdent comme par essais et erreurs, sur le temps long des millénaires.

Les « Comités d’éthique » sont-ils un rempart ? Ils ne prononcent jamais des interdits, mais multiplient des ouvertures déclarées provisoires aux innovations et ne servent guère qu’à soulager nos angoisses en nous acclimatant peu à peu au transhumanisme. Et qu’en est-il de la discussion démocratique ? Nos députés viennent d’admettre la production d’organes humains chez des animaux en vue de leur transplantation, et le Sénat d’introduire juste un mini-correctif. Or une grenouille qu’on ébouillante saute  aussitôt hors de l’eau, mais placée dans l’eau froide qu’on réchauffe progressivement ne saura plus réagir. Le principe de précaution est inopérant, puisqu’il ne remet pas en cause le but lui-même, la sacro-sainte « innovation ». Remplaçons-le par le « principe de responsabilité » de Hans Jonas et considérons enfin sur le long terme les dégâts engendrés par notre course au progrès, quand celui-ci n’est que le masque d’une police du vivant au service du profit immédiat.

Les promesses des technosciences et le déni des limites

Compte rendu de la conférence d’Olivier Rey

« Transhumanisme : apothéose ou négation de la vie ? »

Les Entretiens de Robinson, dimanche 2 février 2020

Olivier  Rey a esquissé d’abord un rapide historique du double « récit collectif » (J.-F. Lyotard) que l’Occident a élaboré sur la science. Dans un premier récit, porté par les « Lumières » françaises, la science apparaissait comme un vecteur de progrès et d’émancipation intimement  liée au politique. Dans un second récit de nature spéculative (Hegel, l’idéalisme allemand), la science se révélait comme réalisation, dans le cours de l’histoire humaine, de l’Esprit universel. Au XXe siècle une rupture s’est opérée, on ne croit plus au progrès, et la « postmodernité » désenchantée substitue à ce double récit et à la quête de la vérité un simple critère d’efficacité. Le mot « innovation » supplante l’idée de progrès. Mais cette apologie de l’innovation pour elle-même crée le doute : à quoi bon innover si ce n’est pas pour un progrès ? Le « récit » transhumaniste pourrait  dans ces circonstances se présenter comme la nouvelle idéologie destinée à soutenir cahin-caha les investissements dans la recherche scientifique. Olivier Rey pose alors la question : qu’est-ce qui nous rend vulnérables à cette idéologie – qu’il nomme une escroquerie ?

Prenant à contre-pied l’idée maîtresse du transhumanisme de l’« homme augmenté », O. Rey suggère que nos contemporains souffriraient au contraire d’une sensible diminution. Toutes les technologies dont la visée était de nous « libérer» nous auraient en effet asservis à leurs prothèses. Les facultés naturelles et sociales en réalité décroissent : nous serions entrés dans une période de grande impuissance et vulnérabilité. Cet état comparable à celui du bébé réactiverait ainsi le fantasme de toute-puissance dont le petit enfant compense son extrême dépendance. La science qui, chez les Grecs était fondée en premier lieu sur l’étude du vivant (physis : la « nature », d’un verbe qui signifie « naître, croître, pousser ») et seulement secondairement  sur  les objets inanimés, a opéré un retournement  pour devenir une science qui part de la matière inerte et mathématise le réel (« Le livre de l’univers a été écrit en langue mathématique », dit Galilée). Le vivant même est ramené à du mécanique mathématisable : c’est devenu la condition sine qua non du sérieux scientifique. Moyennant quoi la notion de finalité qui est propre au vivant (un organisme poursuit des fins) disparaît de la biologie contemporaine. Le principe d’auto-conservation est le seul trait encore concédé au vivant pour le différencier du non-vivant. Illustrant cette idée, O. Rey cite J. S. Haldane : « La téléologie

[c’est-à-dire l’orientation vers une fin]

est pour le scientifique comme une maîtresse sans laquelle il ne peut pas vivre mais avec laquelle il ne veut pas être vu en public ».  Comme si la vie humaine se limitait à une recherche de survie ! Selon Thomas d’Aquin, « Le bien pour tout être est sa fin à réaliser. Le mal est l’impossibilité de le faire sous sa forme propre ». Ainsi un âne ne veut pas devenir cheval, mais s’accomplir comme âne. De même, l’homme doit se réaliser comme être humain et non comme «trans- » ou « posthumain »…

La conférence s’achève sur une évocation du récit de la création de l’homme dans la Genèse. L’interdit, énoncé par Dieu, de toucher aux fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal est justement le don qui permettra à l’homme de s’accomplir comme humain (« un homme, ça s’empêche », disait Camus). Le serpent dénonce dans cet interdit  la volonté de priver l’être humain de prérogatives réservées à Dieu : il insinue que la transgression rendra l’homme « pareil à Dieu ». Les promesses transhumanistes, sous des dehors nouveaux, reposent semble-t-il sur des ressorts très anciens !

Les Entretiens de Robinson

Vincens Hubac

Technoscience et transhumanisme : idolâtrie de l’homme-dieu

9 février 2020

L’idolâtrie naît, selon Vincens Hubac, quand l’homme transpose ses faiblesses dans des créations imaginaires qu’il déifie et dont il espère gagner un peu de chance. Or les idoles sont mortifères, y compris quand il s’agit de croyance en un progrès scientifique, certes indéniable et qui a connu en un siècle une accélération formidable, mais qui depuis 1945, non content de réparer l’homme, prétend le transformer, l’« augmenter » (par les nanotechnologies, les biotechnologies et les techniques de l’information). Nous atteignons un « point de singularité », le moment où le progrès humain échappe au contrôle de l’homme, quand on prétend créer un homme nouveau, pourvu, au moins de manière approchante, de ces attributs de Dieu que sont la jeunesse éternelle et l’immortalité.

Améliorer l’espèce, l’idée n’est pas neuve et fait couramment le succès des éleveurs et des botanistes, mais appliquée à l’homme elle risque de produire un formatage, une standardisation, une réification qui aboutissent au contraire à une dévaluation de l’humain. Car l’homme est toujours bien plus qu’une mécanique : il possède une extraordinaire adaptabilité et une formidable liberté. Kasparov a certes été battu aux échecs par un ordinateur, mais l’ordinateur, lui, ne jouait pas ! Le formatage ne produit qu’ennui ou extravagance, le chaos de l’indifférencié ; l’idolâtrie du corps toujours jeune va de pair avec le mépris du corps insuffisamment performant, qu’on harnache de prothèses. Quant à vouloir retarder la mort de quelques siècles ou davantage, il en résulterait un invraisemblable bouleversement systémique : l’homme n’aurait plus que faire ni d’un enfant ni d’autrui – sinon comme objet d’utilité ou de plaisir.

La croyance en la science comme pourvoyeuse de salut, de vérité et de prédiction a pu faire naître il y a deux ans aux USA une première Église transhumaniste !

Mais retournons à la Genèse : la Création nomme et définit, elle institue une altérité entre l’homme et Dieu. L’ecce homo de même énonce tout le contraire d’une idolâtrie de l’homme : c’est l’abaissement de Dieu dans l’homme (la « kénose » des théologiens). Mourir comme Jésus, c’est aller au bout de l’altérité. On ne devient véritablement humain que de savoir s’en remettre à l’autre. Savoir s’abandonner à la grâce de Dieu : l’espérance seule permet de franchir les limites de  l’humaine condition.

Dans la discussion nourrie qui a suivi la conférence, on relève cette idée référée au juriste Alain Supiot : il y a trois choses non mathématisables à préserver absolument, la nature, le travail et le droit.